vendredi 2 mai 2014

Vases communicants



TiersLivre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement…

Pour ma neuvième participation aux vases communicants, j’accueille ci-dessous Myriam OH

Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre...

Les points de suspension

— J’ai soif ! lance-t-elle en se relevant subitement.

Tu tournes la tête vers elle, encore étourdi, souris bêtement, déposes un baiser sur ses lèvres et te lèves pour rejoindre la cuisine d’un pas pressé. Une demi-seconde plus tard, à peine, tu rejoins ton grand lit, brandissant vers elle un verre d’eau plein de tendresse.

— Merci ! murmure-t-elle entre deux gorgées, l’air mutine.

Tu te glisses à nouveau sous les draps pour prolonger l’exquis plaisir de sentir son corps à elle contre le tien, pour savourer cette ivresse de partager avec elle ce lit qui, hier encore trop grand, semble déjà un brin trop petit. Avec cette fille-là, que tu n’attendais plus. 

— Ah non, il est déjà dix heures ! Il serait temps de se lever, non ?! C’est nul d’avoir l’impression de n’avoir rien fait de sa journée. C’est comme passer à côté de sa propre vie !

Soudain, elle saute du lit et part, exploratrice de ton petit studio, nue. Petite fée qui bondit de coin en recoin, s’émerveillant face aux tableaux, fragments de textes, figurines, photographies avec lesquels tu cohabites. Elle s’arrête devant une boîte en chêne. Une toute petite boîte que le commun des mortels n’aurait même pas perçue, cachée derrière un gigantesque singe en peluche. Sans vergogne, elle la saisit et l’ouvre.

— Non, Emilie… Pas cette boîte… grommelles-tu en esquissant une moue.

Mais, à peine as-tu le temps de prononcer ces quelques mots que se renversent à ses pieds des dizaines, des centaines, des milliers de points. Noirs. Rouges. Verts. Jaunes. Affolée, elle lâche la boîte et court te rejoindre sous la couette. Son corps. Nu. Contre le tien.

— Qu’est-ce que c’était, ça ?! Tu collectionnes des bestioles ? hurle-t-elle.

Des bestioles. Des bestioles. Si elle savait, cette belle presque inconnue. Si elle savait, elle te prendrait pour un fou. Elle, si sûre d’elle. Cette trentenaire libérée qui semble pouvoir t’échapper d’un seul battement de cils. Elle, aux yeux de qui tu ne veux pas paraître pour cet indécis complètement instable. Ce funambule gauche sur le fil de la vie.

Mais déjà, puisque tu ne réponds pas, elle s’approche de ces étranges bestioles, en saisit une et l’ausculte, l’air interrogateur. Et, maladroite, lâche cette chose curieuse qui s’enfonce dans ton parquet. En un vacarme sourd, s’érige devant elle un gigantesque arbre aux mille et une branches. Instinctivement, elle fait un pas en arrière. Tourne la tête. Pose un regard sur toi. Avant de grimper sur cet arbre qui obstrue déjà ton petit studio.

— Non, Emilie… Rejoins-moi sous la couette, s’il te plaît ! Hurles-tu contre ce mur végétal.

Mais déjà, tu sais. Que jamais elle ne reviendra. Comme aucun n’est jamais revenu de cet arbre des possibles que tu nourris chaque jour. Ces bestioles. Ces bestioles n’étaient que des points. Ces points de suspension qui rythment ta vie. Parce que tu n’aimes pas les fins. Aucune. Même celles qui libèrent enfin. Parce que les ruptures, les amis qui s’éloignent, les changements, tu n’auras jamais pu les ponctuer que de ces points de suspension-là. Il y a tant de choses amorcées en toi. Tant de choses encore là, vivantes, tapies dans un coin de cet arbre des possibles, que tu ne parviens pas à abandonner. Tant d’histoires sans fin.

— Emilie ? Emilie, tu m’entends ? Tentes-tu sans trop y croire, fébrile.

Soudain, un éclat de rire perce ta bulle. Tu reconnais celui d’Emilie. Le même dont elle se drapait encore hier soir, lorsque tu es parvenu à la séduire. Mais celui de Virginie aussi. Ton premier amour. Celui de Matthieu, ton meilleur ami. Enfin, jusqu’à il y a peu. Et ceux d’Isa, de Manue, de Fred, d’Alex, d’Auré, etc. Tu les entends, leurs rires, à tous. Tous ceux-là qui ont compté pour toi. Un jour. Tu les sens, te pointer du doigt. Rire. Rire de toi. Toi, le fou pétri d’histoires sans fin. Plein d’eux. Tu hurles. Mais ton cri ne parvient pas à faire taire leur rire à eux. Alors, pris de panique, tu ouvres l’unique fenêtre de ton petit studio et sautes. Vers ailleurs. Vers nulle part. Mais surtout, contre la route que toise ton immeuble.

Aux fenêtres des blocs alentour, dix, cent, mille yeux se baissent vers cette route, un peu moins grise que d’habitude. Beaucoup plus rouge, aussi. Aux fenêtres des blocs alentour, dix, cent, mille oreilles semblent distinguer des éclats de rire s’échapper d’un petit studio à la fenêtre béante. Ah. Ah. Ah. Ah ah ah ah ah. […]

 
Vous pourrez découvrir les autres vases communicants ici grâce au travail de Brigitte Célérier et ce mois-ci Myriam OH m’accueille sur son blog Un peu d’on mais sans œufs.

3 commentaires:

Dominique Hasselmann a dit…

Belle idée... Il faudrait supprimer le point final...

ELFI a dit…

pour le moment ..la communication est difficile....

François Le Niçois a dit…

Que de violence et de désespoir dans ces points de suspension. Texte fort et bouleversant.