vendredi 3 janvier 2014

Petit os

Tu es Etgar. Toujours si seul chez toi. Toujours penses ’vraiment rien à faire’ puis ‘personne à voir’. Des gestes identiques et la même nourriture. Chaque soir depuis tant de soirs. Une vie d’adulte entière. Un sachet de saucisses à hot dog. Que tu n’aimes pas mais misérable tu ne peux que ça. C'est ton repas du soir depuis tant de soirs. Ce qu'il y a dans le sachet perdu sur la vitre supérieure de ton réfrigérateur. Plus grand-chose à vrai dire, une sur six la saucisse ! Passée à la cuisson dans ton micro-onde et voilà que s’épuisera la dernière. Un paquet de 6, parfois 4 mais pas 12, non jamais, parce que tu trouves ça absolument très dégoûtant. Autant de fluo et de mollesse format maxi, tu trouves ça écœurant.

Et tu n’as pas intérêt à t’écœurer. Là tu n’as que ça et puis on y est, ça va tourner. Oh ! Peu de temps, pas longtemps, moins de deux minutes. Mais ça, c’est aussi contrarié. Cette complainte dans le four quand tout est prêt à éclater. Putain mais cette chose souffre et elle pleure. Tu te dépêches de tout arrêter. La difficulté à supporter le sifflement est encore plus insurmontable. Tous les soirs ce même rituel. Tous les soirs des gestes qui ramènent à la dévastation dont tu ne sais comment et pourquoi elle a eu lieu. Vouloir te dire que la faute n’incombe à personne d’autre qu’à toi-même. Tu souhaiterais redire cette enfance avec ton frère quand votre mère préparait un poulet bien charnu. Allez, ça y est, un deux trois on tire !  

Mais toi enfant tout ratait déjà. Petit os à vœux coincé entre tes doigts graisseux. En face ton gros frère cette brute. Le truc glisse et t’échappe toujours. Gagnant le fier aîné avec ses airs dégueulasses. Ressassé le même souhait. Même le jeu terminé. Je voudrais épouser ma jolie Billie. Je voudrais épouser ma Billie. Elle est à moi, elle me l’a dit. Si je tire le plus grand petit os à vœux, je gagne ! Je gagne ! Ta mère fatiguée de devoir vous faire du poulet. Ce sera pour la vie. Pour que ta mère te pardonne, pour que tu pardonnes à ton frère ce brutal. Ouvre-toi le ventre Etgar. Les veines, juste après. Tu es tout changé et vieux comme les pierres maintenant. Et tu n’as rien fait. Enfonce ton poing dans ta gorge et repêche ce petit os qui racle ton œsophage. Tu vas pouvoir dire que tu l’avais bien en travers ta Billie. Oh tu ne l’as pas perdue ! Elle est là, toujours là, fidèle. Dans le lit de ton brutal de frère. Comment as-tu fait ton affaire ? Toi si bel homme si cultivé si charmant. Tranche-toi la gorge Etgar et sors ce truc. Ça sera toujours moins douloureux que ta déception, que le supplice de se faire arracher le cœur. Plus supportable qu’écouter une saucisse tiède et molle pleurer dans ton appareil électroménager. Etgar, ils te l’ont mâchouillé ces deux-là ton cœur. Pourtant bon bougre, tu ne leur en veux pas. Parce qu’après des milliers de bréchets tu n’as jamais fait que tirer le mauvais, le plus court. Ta vie alors fut ainsi : en économie d’amour et d’ambition pauvre Etgar. Aucune force. Tu dis que le sort choisit. Ta Billie t’a pris pour un homme trop bête. Retourne vers ce frigidaire. Poses-y tout ton amour gâché Etgar. Il sera pour une fois bien gardé. 

Texte et photo de Sophie Régnier



Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre...



Les vases communicants ?
Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Beau programme qui a démarré un 3 juillet entre les deux sites, ainsi qu’entre Liminaire de Pierre Ménard et Fenêtres / open space d’Anne Savelli.

Si vous êtes tentés par l’aventure, faites le savoir ici.  

Et les lectures de ce mois sont à poursuivre ici. En particulier mon Petit os sur le blog de Sophie Régnier.


6 commentaires:

manouche a dit…

Exactement, il y a les nantis du petit os et les pauvres bougres à qui il échappe toujours!

François le Niçois a dit…

Saucisse tiède et molle versus os de poulet, la vie de famille n'est pas toujours simple ni joyeuse. Mais c'est un vrai plaisir pour moi d'accueillir ici ce texte de Sophie Régnier

Marilyn a dit…

Très actuel sur le fond et la forme. Hélas... pour le fond ! :-)

Sophie Régnier Carbonnell a dit…

Merci François, plaisir partagé avec l'accueil de vos photos et la promenade/visite que vous nous offrez. Quelle heureuse surprise à sa découverte.

Marilyn : tout (fond et forme) me semblait après écriture tellement désuet et vieillot ;)

Manouche :bien vu...cela pourrait presque être un détournement d'une réplique de western.

Merci à vous trois pour vos commentaires.

Gilles a dit…

Je découvre votre écriture, il y a de la viande.

Sophie Régnier Carbonnell a dit…

Effectivement...j'espère au moins ne pas en faire une vraie boucherie.